Dorine Busoro
Quand la police passe par la rue commerçante qui relie Delacroix à Clemenceau, à Anderlecht, une trentaine de sans-papiers retiennent leur souffle. Haji prie pour ne pas se faire attraper, encore moins à la veille de l’Aïd. Dans l’épicerie africaine où il travaille, combien de temps passera-t-il entre les mailles du filet ? Encore gagner un jour. Encore six euros pour une heure.
Haji : Dans ma vie, j’ai pas pleuré, sauf ce moment-là avec ma mère. C’est là que j’ai vu qu’elle m’aimait trop. Là j’ai vu comment une mère aime son enfant. Quand j’étais petit, je ne l’avais pas vu.
Silence. Respiration.
Haji : Et moi aussi, j’ai compris que je l’aime trop.
Silence. Celui-ci était long. Alors gêné, il sourit.
Ce soir-là, simple mercredi d’avril, Haji m’a offert un morceau de son histoire, et par la suite, un bout de son quotidien dans lequel je vous emmène.

Clemenceau
Derrière un sourire, peut se cacher un tout autre monde. Debout derrière le comptoir, Haji s’efforce de sympathiser avec les clients qui poussent la porte du magasin. Mais ses paupières sont lourdes et son ventre est vide. Pas le choix, il faut travailler, même en temps de ramadan. Heureusement, demain c’est l’Aïd, et son patron pakistanais l’a autorisé à prendre congé.
“Il n’y a plus. Prends farine du Cameroun, c’est la même chose que RDC”. Jason, le collègue de Haji, doit convaincre une tantine que toutes les farines de manioc se valent. Le magasin, avec sa forme rectangulaire remplie d’énormes congélateurs et ses murs blanc rendus invisibles tant il y a d’étagères, comme l’ensemble des magasins de la rue, vend des produits africains. À Anderlecht, c’est l’endroit parfait pour trouver ses bananes plantains ou son gombo, juste après s’être acheté sa viande de chèvres aux abattoirs. Parfait ? Tout est relatif. “Ici, ils (les patrons des magasins) n’embauchent que les sans-papiers” glisse Jason. C’est à dire, ceux qui n’ont pas ou plus de titre de séjour légal pour rester en Belgique, ce qui représente 100 000 à 150 000 personnes, selon la Coordination et Initiatives pour Réfugiés et Étrangers (CIRÉ).
Comme il est Africain, c’est Jason qui s’occupe le plus des clients. Haji est moins légitime, parait-il, alors il s’occupe de la caisse pendant que son collègue fait les allers-retours pour remplir les casiers vides dehors, ou répondre aux “C’est combien ?” incessants des clients. Haji travaille ici depuis deux ans et demi. Au fil des mois, il a su négocier avec son patron. Maintenant, il gagne 6 euros de l’heure et a congé le lundi. Jason lui, travaille depuis un an. Il gagne 4,50 euros de l’heure et travaille tous les jours. En Belgique, depuis le 1 avril 2024, le salaire minimum brut légal est de 12,33 euros par heure. Jason et Haji travaillent de 9 à 18h pendant le ramadan. Jusque 20h en temps normal, parfois, 21h. Le régime de travail considéré comme “normal” par le SPF de l’emploi est de 8 heures par jour. Jason et Haji gagnent donc environ un tiers du salaire légal par heure. Mais bon. Tout est relatif. Même la sécurité.

Daech
Haji : la sœur de ma maman, son fils…comment on dit ?
Journaliste : Ton cousin ?
Haji : Oui c’est ça, mon cousin, Lalmarjan. Il avait le même âge que moi, 19 ans.
Assis dans un café marocain près du métro Clemenceau, Haji parle en tenant son thé dans les mains. Avec ses cheveux et yeux noirs, son visage carré déjà ridé, il parait plus vieux, dans la trentaine. Il a des airs de Zelensky. Dans une autre vie, il aurait pu être Ukrainien. Mais il est originaire de Nangarhar, une province de l’Est afghan.
Haji : Lalmarjan m’a appelé pour aller faire du sport avec lui. Ils habitaient de l’autre côté de la rivière. Presque, le soleil tombait. C’était fin d’après-midi. L’eau de la rivière avait levé, donc pour y aller, je devais prendre le… le bridge (« le pont », ndlr). Quand je suis arrivé, j’ai vu des hommes de Daech avec leurs armes. On les reconnait directement, ils ont toujours leur drapeau et ils portent leurs bandeaux noirs sur la tête avec écritures coraniques. J’ai vu qu’ils commençaient un travail. Ils faisaient des trous dans la terre, en face du bridge et mettaient comme des gros bidons dedans. C’est une des manières qu’ils ont pour faire les bombes. Parfois tu sais, ils ont des cibles qu’ils doivent tuer, des Américains, des gens de l’armée ou du Gouvernement. Puis, deux hommes sont venus m’arrêter. J’ai expliqué que j’allais faire du sport. L’un m’a dit, ce que tu as vu, tu ne le dis à personne sinon on te tue. Moi j’ai dit j’ai rien vu, j’ai rien vu. J’avais peur. Je voulais partir. Ils m’ont dit on te laisse mais s’il y a quelque chose, c’est toi.
Répression
Si la police rentre dans le magasin, Haji et Jason doivent agir comme s’ils étaient eux-mêmes des clients, en attrapant tout de suite des articles. C’est le protocole. Quand un contrôle commence, toute la rue est mise au courant. Même si le magasin de nos deux amis est, pour l’instant, passée sous le nez des policiers, il faut toujours se faire discret. Notamment éviter les disputes avec les clients (ce qui n’est pas facile selon Haji). “Chaque matin je sors, j’espère qu’on ne va pas m’attraper. Chaque minute, chaque heure, ça passe difficilement. Et quand je reviens le soir, je me dis aujourd’hui c’était la chance.”, confie Haji. Des sentiments que Jason partage. Pour celui-ci, seul un sans papier peut comprendre un autre sans-papier, comprendre la peur qui les habite en permanence. Récemment, un ami à lui s’est fait prendre et a été mis dans un centre fermé.
Le CIRÉ décrit ces lieux comme “des prisons qui ne disent pas leur noms”. Les sans-papiers arrêtés sont placés là-bas pendant plusieurs semaines, voire des mois, le temps d’organiser leur expulsion ou réexaminer leur demande d’asile. L’Office des étrangers nuance. Ces centres ne devraient pas être considérés comme des prisons car “un détenu doit purger une peine fixe, éventuellement revue à la baisse […]. L’étranger maintenu dans un centre fermé peut, quant à lui, peut décider du moment de son départ pour autant qu’il collabore et donne les informations nécessaires pour organiser son retour.”

Fuite
Haji : ma mère a pas pris le bridge. Le matin la rivière est basse, alors elle est entrée dans l’eau, direct, pour venir me chercher. Comment j’ai vu ma mère ce jour-là, j’ai eu peur. Elle n’avait pas les chaussures. Elle a crié mon nom. ”Haji ! Haji ! Qu’est-ce que tu as fais ?” J’ai pas compris. Elle a dit: “La nuit des hommes de Daech sont venus à la maison pour te chercher. Qu’est-ce que tu as fait ? » Là, j’ai eu peur. Trop même. Les services de renseignements on su que Daech voulait faire attentat dans le bridge. Ils pensaient que c’était moi qui avais prévenu mais jamais j’ai fait ça. Alors c’est comme ça que Lalmarjan a préparé le départ. Parce que quand Daech te cherche, tu es mort. Une voiture, comme taxi est venu. Je devais partir. Ma mère…
Il s’arrête. Ses yeux se mettent à briller. Derrière lui, la télévision passe le journal en arabe. Quatre messieurs assis à côté de nous jouent aux cartes en prenant soin de taper sur la table à chaque fois qu’ils en posent une.
Haji : Ce jour-là… c’était fort, murmure-t-il.
Silence.
Haji : Dans ma vie, j’ai pas pleuré, sauf ce moment-là avec ma mère. C’est là que j’ai vu qu’elle m’aimait trop. Là j’ai vu comment une mère aime son enfant. Quand j’étais petit, je ne l’avais pas vu.
Silence. Respiration.
Haji : Et moi aussi, j’ai compris que je l’aime trop.
Silence. Celui-ci était long. Alors gêné, il sourit.
Haji : je suis resté dans le coffre pendant peut être une heure. Ensuite, le chauffeur m’a fait rencontrer Armed. Lui m’a dit qu’on devait aller à Kaboul, à la gare des bus. Là-bas, on allait m’envoyer à la frontière de l’Iran. Il m’a donné un ticket. Il était écrit “Haji Bilal”. Il m’a dit dès que je descends là-bas, quelqu’un va venir me chercher. Il dira plusieurs fois “Haji Bilal”, “Haji Bilal” et je peux pas dire que je suis *******. J’avais un faux nom maintenant. Il m’a répété : “Tu es Haji Bilal maintenant”. Jusqu’à aujourd’hui, j’ai jamais oublié ce nom-là.
Dans cet article, Haji et Jason sont deux noms d’emprunt.

Mariage
L’Aïd n’est plus qu’à quelques heures. Dehors, le soleil semble annoncer l’arrivé des festivités. Aujourd’hui, beaucoup de femmes voilées entrent dans le magasin. À entendre leur accent, elles viennent de Guinée ou du Sénégal. Jason prend le temps de connaitre le besoin de chacune, toujours en mouvement.
Au fond du magasin, il coupe des morceaux d’un poisson salé congolais, mains nues. « Je t’aurais bien proposé de couper mais le couteau est dangereux« , me lance Jason. Le couteau ressemble à une hache. « Mais non ! » s’indigne la cliente. « Tu ne vas pas la laisser couper. Regarde comme elle est propre. Elle ne va pas faire ça ». « Et donc moi, je suis sale ? « demande Jason. La cliente essaie de se rattraper : « Non…c’est parce que tu es un homme. »
Mais c’était trop tard. Jason s’est mis à rire, pour du faux. “Qui va sortir avec un magasinier ? Celui qui pousse les chariots dehors ? J’ai essayé maintes fois de sortir avec des filles ici. Elles me disent qu’elles ne peuvent pas sortir avec moi parce que je ne suis pas capable de répondre à leurs besoins”. Pourtant, au pays, Jason est marié et a un enfant, une petite fille de 8 ans. C’est pour subvenir au mieux à leurs besoins qu’il refuse d’accepter le jour de congé que lui propose son patron.
En Belgique, les personnes en séjour illégal peuvent se marier, comme le prévoit d’ailleurs l’article 12 de la Convention européenne des droits humains. Dans les faits, le mariage avec un(e) Belge, permet d’obtenir plus facilement la régularisation. Mais la législation belge a durci les conditions de celui-ci pour éviter tout mariage de complaisance (c’est à dire un mariage qui a pour but uniquement l’obtention des papiers). Le Belge qui conclut un tel mariage encourt une peine d’emprisonnement d’un mois à trois ans et une amende de cinquante à cinq cents euros. “C’était mon rêve de rester avec ma femme. J’ai tout fait pour qu’elle vienne me rejoindre mais ça n’a pas marché. J’ai même cherché quelqu’un qui a la nationalité belge ici et qui peut aller la marier pour la faire venir. Mais il m’a demandé 20 000 euros, c’était trop”.

Vingt-quatre
Haji a fini son thé. Seul les feuilles de menthe sont écrasées au fond du verre. Plus les minutes passent, plus le café se remplit dans un boucan ininterrompu. Il poursuit son récit, tristement classique. Après avoir atterri à la frontière de l’Iran, il a entrepris un voyage de 3 000 km jusqu’en Turquie.
43 fois. C’est le nombre de fois qu’Haji a tenté de traverser la mer d’Egée sur un bateau ballon comme il l’appelle, avant de pouvoir passer sous les mailles des gardes-frontières grecs. Et puis après, il y a eu la Bulgarie, la Serbie, la Bosnie, la Croatie, la Slovénie, l’Italie et enfin la France puis la Belgique. Mais son histoire, la Belgique n’y a pas cru. Pas de preuves, pas de papiers.
Haji : Parfois tu sais, il y a des gens qui viennent au magasin et quand je discute avec eux, ils me demandent mon âge. Quand je dis que j’ai 24, ils rient. Ils me disent non. Toi tu as plus, 35 ou 38 ans. Après je pense, tout ce qui m’est arrivé, ça m’a rendu trop âgé. Quand ils rigolent, ça fait mal. Mais eux savent pas.
Aussitôt, Haji met sa capuche pour masquer ses larmes.
Haji : les gens ne savent pas, répète-t-il.
Il renifle en s’excusant.
Fermeture
La journée de travail touche enfin à sa fin. Le plus étonnant dans l’épicerie, c’est comment Jason et Haji arrivent à comprendre les clients, même quand ceux-ci s’expriment dans leur langue maternelle. Swahili, Kinyarwanda, Lingala, Wolof…, ils ont maintenant des notions de plusieurs langues africaines mais pas que…c’est en travaillant au magasin, qu’Haji a appris le français. Dehors, les deux s’activent à faire entrer chacune des caisses de bananes, patates douces et autres à l’intérieur. Aujourd’hui encore c’était la grâce de Dieu, aucune arrestation.
Journaliste : Comment tu comptes fêter l’Aïd demain ?
Haji sourit.
Haji : Je vais appeler ma mère.
